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Agnabeya
27 mai 2017

ReSTay

…. précisément. Je parle de plus en plus au passé, d'abord parce que tout enseignant sait bien qu'en mai, on ne fait quasiment plus rien, et puis parce que cette fin d'année scolaire sonne pour moi le glas du départ, la fin tout court – et le retour, ce retour que j'ai attendu si longtemps, même si c'est dommage.
Et donc je l'évoque à tout propos pour habituer les gens, et peut-être même moi.

Sauf que prendre une décision impose forcément de considérer l'autre option :
Il y a eu cette petite fille, Defne, la blonde aux allures de poulain longues pattes, qui quand j'ai laché l'info dans une de mes classes a poussé un POURQUOI qui m'a bien emmerdée – les adultes disent ah bon tiens donc ou à la rigueur tu es sure ou comment ça, mais les enfants, eux, demandent pourquoi – why/leh/nadaaan – et leur façon de prolonger la dernière voyelle quelle que soit la langue a quelque chose de déchirant, surtout lorsqu'on n'a pas de vraie réponse à leur fournir.
Il y a eu Sibel ma collègue d'une année qui ne cache ne retient jamais rien et qui s'est arrêtée devant moi en plein couloir pendant que la récréation battait son plein, pour me lancer, yeux brillants et drôle de sourire : Ca me fait mal au cœur de savoir que tu t'en vas.
Et puis il y a eu Colloc, Monsieur Roots-je-laisse-toujours-les-gens-partir-sans-jamais-leur-poser-de-questions (sic), qui alors qu'on en parlait à tête reposée pour changer, a lancé lui aussi ce mot unique : Stay.
Stay encore un objet d'étude intéressant quand j'y songe, à cause de ce son pivot, st, sssttt, ST, étrangement commun à plusieurs langues : le français dit ReSSTTe, l'anglais SSTTay, et même l'arabe SSTTana. Et ce ST finit par évoquer la STation, comme lorsqu'on a prévu d'aller se balader ou même de quitter une soirée mais qu'on se retrouve finalement toujours assis dans le canap, à se servir un autre thé.
Et il y a eu Ozgür, Colloc 2, qui m'a dit carrément I think you will STay STill one year, et à cause des traductions toujours approximatives en l'absence de langage commun, je n'ai su s'il s'agissait d'une conSTatation ou d'une directive.
Mais nous avons eu une vraie discussion sur le sujet, et ses arguments étaient moins légers et bien plus structurés que celui de Colloc 1, qui se contente de dire que ce sera plus facile et moins prise de tête pour moi que de repartir de zéro encore une fois – comme si le mot facile avait le pouvoir de me toucher. Au contraire, Ozgür évoque ce pays devenant intéressant à observer en ces temps troubles (toi dis donc, soit tu es bien tombé soit tu m'as bien devinée), et qu'un an ce n'est pas assez – ce en quoi il a raison, bien sur. L'Egypte aussi a été difficile les premiers temps – et tout du long d'ailleurs – et nous sommes tombés d'accord sur la première année quelque part qui n'est qu'un test, une prise de marque – c'est la deuxième qui constitue vraiment, quoi ? L'entrée dans la strate plus profonde.


…. sauf que l'Egypte m'avait donné envie de persévérer, alors que la Turquie a produit l'effet inverse. Al Qahira me rendait plus forte, alors qu'Istanbul, eh bien je n'aime pas celle que j'y suis devenue. Mes deux collocs prétendent que ce n'est pas l'endroit le problème – ni la solution d'ailleurs, et ils ont en partie raison : en vrai, chaque lieu de vie vous change moins qu'il révèle une part différente de vous. Et j'ignore pourquoi Istanbul a fait surgir – ressurgir – des choses aussi négatives, des choses que je préfère savoir à distance (comme au Caire) ou somnolentes (comme dans la campagne française). Peut-ètre faudrait-il le prendre comme un salutaire électrochoc, mais je doute d'être prête à m'en occuper sérieusement – et encore plus que cette cité soit le cadre idéal pour ça.

Nonobstant,  la ville le pays ses occupants m'ont rappelé l'Egypte pour la première fois de manière aussi précise - cette manie de vouloir vous faire reSSSTTTer en leur terre, alors qu'on ne leur apporte strictement rien et qu'eux-mêmes sont souvent les premiers à vouloir se tirer. Quand on y songe, c'est diamètralement opposé au comportement français moyen : on patauge dans notre marais, et on ne tient pas à y accueillir de nouveaux arrivants.
Enfin ça a quelque chose de plaisant voire de gentil, et ces derniers temps m'ont donné cette sensation de chaleur comme par un fait exprès, voire un complot - Colloc 2 m'abreuvant de bière au son de France 2 pendant les élections les miennes oui, Colloc 1 comme par hasard ré-omniprésent dans l'appart et venant me chercher jusque dans la chambre pour fumer fumer encore, et l'effort de toute la troupe pour traduire leurs conversations afin que je ne me sente pas exclue - cette bonne blague.
Il faut reconnaître, me suis-je dit assise à cette table de cuisine dans laquelle j'aurais passé tant de temps que je n'ai pas écrit ici, que c'est un bon côté de ce pays, cette neutralité, ce confort si peu musulman à pouvoir reSSTTer avec trois quatre mâles sans tension ni ambiguitë. Ce soir-là, je n'ai même pas regretté l'Ecurie.
Et puis Ozgür a émis une boutade-flatterie sur ma blondeur bleue, et j'ai réalisé que si, je vivais bel et bien en Orient - un Orient différent de ceux que j'ai connus auparavant, atténué, nouveau pour moi, mais un Orient tout de même - celui où l'on pose les paquets de cigarettes sur la table et mange tous dans le même plat, et où le thé bout en permanence.
Et l'impression a atteint son point culminant ce samedi fin de nuit noire où je suis descendue entre deux cycles de sommeil et où Colloc m'a accueillie avec de l'Ayran et à fumer comme il se doit, avant de me convier à regarder un obscur documentaire anti-technologique avec lui en la chambre d'Ozgür parti en concert. Je n'ai pas vu la lumière changer, mais soudain Allaaaaaaah Akbaaaaar, et je me suis retrouvée une fois de plus en train d'écouter le premier adhan en fumant pas toute seule. J'en ai même oublié que Colloc s'était moqué un jour de mon affection pour cet adhan, et j'ai dit : Comme ça va me manquer, cet appel.  La prière de l'aube, ma première passion Al Qahira et qui jamais ne s'est démentie depuis : cette voix qui déchire le jour encore si jeune, cette étrange solidarité des éveillés, travailleurs insomniaques voire dévots à cette heure indue, et Allah Allaaaah ce silence pesant, terrifiant qui lui succède lorsque de retour en France, en Europe, en Occident, on émerge à quatre heures du matin en sentant confusément qu'il manque quelque chose mais quoi.
Et il a souri.

Comme ça va me manquer je le sais déjà - bien sûr que ça, tout ça va me manquer. Bien sûr que l'Orient va me manquer.
L'Orient m'a au fond toujours manqué, même avant d'y aller, même parfois alors que j'y étais. On en revient au statut d'inbetween, ce décalage que j'ai toujours traîné mais qui n'a fait que s'aggraver à force de balancer entre les mondes, circumnavigando.
Récemment j'écrivais un texto parfaitement trivial pour signaler que je ne trouvais pas un lieu de rendez-vous, et ce n'est qu'après l'envoi que j'ai ricané sur ma phrase - J'ai des problèmes d'Orientation, avec la majuscule oui.
Je n'ignore pas que retourner en France sera difficile - ça l'a même été à chacun de mes rares breaks, comme ma mère me l'a dit à l'occasion de ce catastrophique Noël, il te faut toujours un temps d'adaptation, je me suis habituée à force. Etrangère dans son propre pays. Ozgür m'a d'ailleurs concédé, tu peux toujours passer tes deux mois de vacances en France et puis revenir ici. Merci d'organiser mon planning, mec, ça ne fait que doubler le problème mais merci quand même, tessekürlerederim.

Je parle sans cesse de l'Orient, je le sais - tu ne sais que faire des généralisations, m'accuse Sibel, il n'y a pas les Arabes, les Turcs, etc., il n'y a que des individus. Cessons donc d'invoquer à tout-va les points cardinaux, et parlons d'Istanbul. Quid d'Istanbul ?
Eh bien, à Istanbul, je n'ignore pas que ce n'est pas un vrai dilemme. Je n'ai aucun souvenir de ce que je proclamais au Caire à la fin de ma première année de présence - vraisemblablement la même chose, mais cette fois wallah c'est différent. D'Abord, j'ai déjà pris mes dispositions, prévenu mon directeur fantôme via mail donc que je ne ferai pas mes deux ans de contrat, sollicité un entretien avec ma directrice nazillone de quarante kilos pour organiser ma fin d'année. Et puis, j'aurais beaucoup trop galéré dans cette ville, beaucoup trop passé de temps toute seule, même si les choses ont changé ces derniers mois, c'est trop tard voilà. Sans parler de ce travail au rythme et aux exigences démentielles qui m'a moitié démolie - je soupçonne que je vais mettre des mois à m'en relever, ne serait-ce que physiquement nerveusement.


Et puis en nomade aguerrie (...) je connais bien cette ambiance de pré-départ, semblable à tout coin du monde, comparable aux derniers jours de l'année scolaire : on est si heureux qu'enfin elle se termine que tout devient plus léger, que ce qu'il y a eu de beau prime sur ce qu'il y avait de mauvais, qu'on se surprend même à souhaiter qu''elle ne disparaisse pas si vite - la perte facilite le regret, et même le souvenir poétique.
Et tout semble soudain se liguer en ce sens, le élèves qui deviennent charmants les collègues avec qui on communique désormais même en turc, le soleil qui revient, enfin même la ville le pays donne l'impression de vouloir vous séduire à nouveau, afin de vous faire douter - reSTer. Mais ce ne sont pas de vrais doutes, ce n'est qu'une sorte de jeu, et si je chante SHOULD I STAY OR SHOULD I GO sous la douche ce n'est que pour me donner l'illusion d'avoir encore le choix, d'être encore à cet instant sublime du carrefour, du départ au galop, cet instant où tout est encore possible puisqu'on n'a rien tranché, et que je passe ma vie à prolonger indéfiniment - dangereusement.
Comme un livre jamais écrit.
Et même ces injonctions ne sont pas vraies, elles font partie du jeu - en réalité tout le monde se fout que je reste ou que je parte, et Istanbul et moi ça n'a jamais fonctionné de toute manière.
Il m'arrive de plus en plus souvent de me dire que c'est cela que je cherche, rien que cela, pour accepter (enfin) de me poser : un lieu peu importe lequel où quelqu'un me demandera ReSTe - I want you to stay, peu importe en quelle langue.
Certes, on me l'a déjà dit, à plusieurs reprises et dans différents endroits - Shady yashady et tant d'autres en Egypte, Chloé à Paris, Mohamed au Maroc où je n'ai jamais vraiment habité, et sur mon Ile l'Ecurie bien sûr, le Cow-Boy me promenant monts et merveilles si je reSTe, et les autres - souvenir de ce drôle de retour de danse de fin d'été à l'aube (encore l'aube) assises sur le marchepied du bus rétais, et ma compagne d'ordinaire si réservée soudain désinhibée par l'alcool : - Dis, tu ne veux pas reSTer ? on s'amuserait bien...
... et donc en Turquie, à présent. A Istanbul, à présent. Mais là encore ce n'est pas vraiment vrai - et d'ailleurs, je me demande, de plus en plus souvent aussi, si je pars parce que je n'ai pas de vraies raisons de rester, ou précisément parce que je commence à en avoir.

ReSSSSTTTTe. Ce son sirupeux, mensonger, qui s'infiltre en vous comme un serpent.

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