Adnan est le Syrien que j'ai rencontré lors de ma première visite à Istanbul au printemps dernier, puisqu'il est établi que je ne rencontre pas de Turcs en Turquie - en plus celui-ci est d'Alep (vous savez, la ville qui n'existe plus), autant dire que l'entendre se présenter ne m'a inspirée qu'un Maalesh, ce mot si égyptien qui dit tout (désolée navrée/ça ne fait rien/incha'Allah). Je l'ai déjà évoqué au cours de mon ode orientale mais pas assez, et pour une fois pas de périphrase ni pseudonyme absurde car j'ai envie de le nommer.

Adnan travaille au Grande Bazaar où il est joaillier - pas vendeur, non, avant tout joaillier, artiste et artisan. C'est pour cela que je me suis arrêtée devant sa vitrine, seule qui sortait du lot - non parce que les turquoises montées sur mauvais argent et les pashminas chapeautant la même veste en cuir reproduite en cinquante couleurs et mille exemplaires ça va bien cinq minutes, mais voilà quoi. Et j'ai dû y rester parce qu'il m'a parlé, pas seulement pour me vendre un truc, je veux dire parlé vraiment, et que c'était la personne la plus intéressante que j'ai rencontrée depuis des années - et pas seulement parce qu'immigré syrien, parfaitement légal d'ailleurs, il possède la même jolie carte visa de travail avec la photo où on a tous l'air hallucinés que moi, et il loue un appart, contrairement à moi.
Ce jour-là je suis repartie avec un somptueux brocard de soie vert printemps car le vert et le bleu sont mes couleurs et que les touches de fil doré rappelaient ma chevelure - sic - et une bague tulipe sur laquelle j'avais crisé qu'est-ce que c'est ce truc beaucoup trop girly pour moi lorsqu'il me l'avait présentée, et que tout le monde, en France comme en Turquie, m'a admirée depuis. En prime et surtout en cadeau - hediyeh - un foulard pur lin blanc. Dommage que tu partes, on aurait pu se faire une bouffe - re-sic, et en français s'il vous plaît. Car Adnan parle couramment le français - et l'anglais, et l'espagnol, et l'italien, en sus de l'arabe bien sûr (il a beau être Syrien, il fait super bien l'accent égyptien quand il veut me faire rire). Il n'y a que le Turc qu'il refuse d'apprendre, car il n'aime pas la Turquie.

J'ai rencontré autant de gens qu'il est possible d'en rencontrer au cours du périple qui a suivi à travers la Turquie le Liban et la Jordanie, mais Adnan je ne l'ai pas oublié, ni même relégué. En vrai, lorsque j'ai su qu'Istanbul serait ma prochaine aventure à long terme, c'est à lui que j'ai pensé en premier. Et dès mon premier week-end je me suis précipitée dans le Fatih vieux quartier et, oui, lorsque par extraordinaire - ou mektub allez savoir - j'ai retrouvé sa vitrine à l'extérieur et ses boucles folles, et lorsqu'il m'a présentée tout naturellement en arabe aux Libanais avec qui il causait, j'ai ressenti un vrai plaisir au creux de l'estomac - le siège des passions oui, pas le coeur, quel cliché éculé.

Alors j'y suis retournée. Et j'y suis retournée. Wallah j'étais quasi prête à lui acheter toute sa boutique rien que pour passer un moment avec lui, si ce n'est que tout ce qu'il vend est franchement cher - création travail et noblesse des matériaux - et que je suis relativement pauvre. Surtout, cela n'aurait servi à rien car dès notre troisième entrevue il me vendait à prix coûtant tout ce qui m'intéressait. Il a trop de classe pour insister là-dessus, mais je les entends les prix qu'il demande aux autres en anglais en espagnol et en arabe, et considérant par ailleurs la qualité de ses produits, ses prix coûtants ont bon dos et je me demande s'il ne perd pas carrément de l'argent avec moi. Sans parler de ce qu'il me passe en me disant tu me le rendra lorsque tu seras lassée, ou tu me paieras plus tard/ce qu'il refuse de me vendre attends donc d'avoir ton prochain salaire/ce qu'il me donne. Bilan cadeaux, en un mois : un foulard en soie parfait accessoire pour ta rentrée, un autre en fil de laine araignée du bleu que je préfère car tu n'es pas assez couverte, un châle de laine dans des tons de noir et gris fait main car toujours pas assez couverte et ça fera classe à ton école, le même en rose car c'est plus gai. [Ces châles, deux élèves et quatre profs m'ont complimentée dessus, et en France une meuf m'a carrément arrêtée dans la rue pour m'annoncer que c'était un travail incroyable, inestimable, et où avez-vous bien pu acheter ça, et combien. - Euhm, c'est une longue histoire, madame.]
Il y a eu aussi deux paires de boucles d'oreilles une en argent pour tous les jours une en pierre de lune pour sortir, une perle globe terrestre pour que je puisse jouer avec car il a remarqué que j'étais toujours en train de jouer avec quelque chose, un dé en argent et un sebha en ambre pour la même raison - c'est bien simple, il suffit que je trouve un truc joli dans sa boutique pour qu'il me le donne, c'est terriblement gênant. Et le thé et le tamarrind et les figues et les gâteaux et les chocolats et les cigarettes (alors qu'il ne fume pas bordel) et le taxi qu'il me paye pour rentrer non sans avoir vérifié que le chauffeur arborait une tête qui lui plaisait assez pour accepter de me confier à lui (quand il ne m'accompagne pas carrément dans ledit taxi, alors que c'est juste à l'opposé de là où il vit, lui), et l'argent qu'il me donne manu militari pour m'acheter à manger - moi, la seule Française à me faire donner de l'argent par un Syrien.

Trève d'ironie ce n'est pas une histoire d'intérêt. Adnan je pourrai causer avec lui cinq heures durant, et d'ailleurs je le fais, dans le calme frisquet de sa boutique, bien après le dernier rideau de fer du Grand Bazaar descendu et même le dernier adhan (tiens, tiens). Surtout, Adnan a été là. Lorsque m'est arrivé ce sale truc brièvement évoqué en Turquie, pas si différent de l'Egypte mon côté aventurière fille perdue ou mon manque de jugement récurrent allez savoir appelle ces emmerdes-là parfois, ce n'est pas avec les filles de l'école que j'ai passé la soirée. Non, c'est au Grand Bazaar que j'ai filé encore tremblante, et je me suis assise, et j'ai dit ce que jamais, jamais je ne dis : Ecoute, je viens pour te demander un cadeau, mais alors un cadeau plus cher que tous ceux que tu m'as fait jusque-là - et Il sait que tu m'en as fait ! - Tu veux que je te prête de l'argent ? - [rire parfaitement déplacé - désolée, encore une fois, un Syrien qui propose ça à une Occidentale...] Non, non, j'ai eu mon salaire. Juste, j'ai eu un problème avec un mec... - Tu veux que j'envoie des gens lui régler son compte ? - Non. - Alors ? - Juste que tu sois là. - Je suis là. Et il m'a emmenée manger un kunefe, un seul plat pour deux cuillères, à l'Arabe.
Et puis, Adnan lorsque nous nous retrouvons tout proches pour qu'il m'emmitoufle de ses châles je respire son odeur musquée et j'ai envie de m'approcher encore juste chweya, et lorsqu'il sourit ses yeux noirs étoilés à quelques centimètres des miens j'ai encore plus envie de franchir ces quelques centimètres, et lorsqu'il me saisit gentiment le visage entre ses mains ongles abîmés d'artisan je

Enfin voilà quoi. Putain que je suis mauvaise que je l'ai toujours été pour causer de ces trucs-là. Et c'est bien le problème d'ailleurs, parce qu'Adnan ne s'intéresse pas à moi - c'est-à-dire pas plus qu'à une bonne copine avec qui avoir des échanges culturels en français métissé d'arabe, au mieux une gamine de cinq ans à préserver contre le vilain monde, ce qui est une réaction qu'hélas je suscite souvent. Enfin, ça reste mieux que de se faire taper dessus, mais pas assez.
[Echo : La Petite Sirène d'Andersen : "Il l'aimait bien, mais comme une gentille petite amie, sans penser du tout à elle sur un autre plan".]
[Echo 2 : Le Cow-Boy me postillonnant dans l'oreille à une quelconque soirée réthaise arrosée "Tu comprends, t'as l'air tellement petite, tellement fragile, ça donne envie de te protéger"]

Et même si des tiers me font remarquer que ça fait beaucoup de cadeaux venant de quelqu'un qui ne s'intéresse pas à moi, je suis de toute façon incapable d'aborder franchement le sujet, et voilà pourquoi j'ai décidé de ne plus le voir. Oui, aïwa, yes, evet - sans explications sans autre forme de procès j'ai choisi de rompre avec la seule personne qui m'a fait du bien à Istanbul car je suis une guerrière je suis une aventurière et je suis une égoïste (cf. ma famille), en plus que d'une plouc paralysée de timidité.

Et voilà pourquoi j'écris furieusement là maintenant tout de suite en ce bar bondé, seule à ma table excepté cet imbécile de chat des rues stambouliote, gras comme un canard à foie gras, qui m'a foncé dessus dès qu'il m'a vue alors que je suis à peu près la seule en ce lieu à ne rien avoir à manger (je me contente de vin chaud cannelle pour soigner ma gorge et noyer mon chagrin) et s'est derechef installé sur le fauteuil à côté de moi d'où il n'est plus parti. Me faire consoler par des animaux, c'est décidément mon mektub où que j'aille.
La brulûre du rejet aussi. C'est pour ça que j'écris pour la semer la tenir à distance l'atténuer - en d'autres horizons je serais allée monter à cheval, à l'assaut de la plage du désert de la montagne me perdre dans le fracas du galop avant que de boire et fumer avec d'autres cavaliers, mais ici ce n'est même pas possible quelle ville de merde - et je viens d'y rompre avec mon seul ami, car oui en vrai il m'a très vite fait penser à Shady. Ces gens qui donnent pour donner.
J'écris j'écris je ne sais faire que ça. J'ai déjà écrit pour Adnan, et vous savez combien de gens m'ont inspirée cela en ma vie - non écrire sur eux, mais écrire pour eux : trois. Ma meilleure amie, le Cow-Boy et Adnan. Le joueur de oud, je le publierai peut-être ici incha'Allah. Car en plus de tout le reste, Adnan joue du oud.
J'écris je sors un maximum j'écoute de la musique décérébrée très fort, rap égyptien tiens tiens et bien sûr cette foutue rengaine Est-ce que je t'aime de Maître Gims, ne jamais rester entre quatre murs ne jamais rester dans le silence ne jamais se laisser la possibilité de penser - je connais les règles du chagrin d'amour, je les ai déjà enseignées à certaines élèves, et puis c'est bon je n'ai plus quinze ans j'en ai plus de trente je suis habituée, et d'ailleurs je n'ai même pas si mal - pas plus qu'avec Hermès, pas tant qu'avec le Bel Egyptien et infiniment moins qu'avec l'Autre. On ne peut avoir mal de ce qui n'a jamais vraiment commencé c'est l'avantage, ça va très bien voilà ça va très très bien. Putain le bout de mes doigts - si le sentiment naît dans l'estomac, il s'achève au bout des doigts, et c'est peut-être là l'origine de l'écriture, se débarrasser de cette brûlure.

Cette douleur toujours la même whatever the country the lanscape the continent - Paris l'Egypte le Sud du Maroc Istanbul, on se demande l'intérêt de fuir ailleurs puisqu'il est impossible de se fuir soi-même.

Adnan

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