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Agnabeya
25 novembre 2016

Je reviens d'Egypte

En vrai, j'avais tout oublié de l'Egypte - pas seulement la Route du Désert, mais tout, quasiment tout. Maalesh ya Masr, ana asfa, ana asfa ya Masr.


Je suis allée travailler ce matin-là, puisqu'on nous supprime même les vacances, mais faut pas déconner non plus dès que l'heure est venue j'ai bondi de mon siège et dit désolée hein aux charmants parents d'élèves qui attendaient encore, j'ai attrapé ma valise des mains du charmant portier, et pris un taxi tout aussi charmant - car quelle surprise tout le monde était absolument charmant ce matin-là.
Et dès l'entrée dans l'espace EGYPTAIR, encore à Ataturk airport, je n'étais plus dans le même pays le même monde - en a attesté l'hôtesse qui m'a filé une cigarette pour me faire patienter jusqu'au décollage, le personnel familier et rigolard (enfin quoi vous savez si vous prenez l'avion ce que donnent les compagnies aériennes en général) ma voisine de siège qui voyant mon angoisse m'a rassurée tout va bien se passer ne vous en faites pas. - Mais comment vous savez que je suis Française ?  Et l'arabe égyptien. L'arabe égyptien, bordel, étant comme toujours la seule blonde on m'a saluée à l'entrée d'un diligent hello auquel j'ai répliqué avec mépris par un saba el kheir tonitruant, et reçu en revanche un saba el nour ravi.

Agréable prologue, donc, mais tout a vraiment commencé - recommencé - lorsque je me suis précipitée hors de l'avion car j'ai beau affectionner sincèrement Egyptair voilà quoi, et arrêtée net. Allah, la lumière. Allah, la chaleur. Allah, l'odeur. Allah, les visages.
Après les formalités visa un type m'a bien sûr hélée you want taxi - No I want to smoke, il m'a passé une cigarette, j'ai franchi les portes vitrées, et wallah, wallah, wallah, je me suis mise à pleurer.
J'ai allumé ma clope ouvert les bras et clamé : Om el dounia. Wallah, sana ten minkheir Misr, sana ten, Om el dounia !
Et si vous trouvez que je théâtralise, attendez la suite - car alors j'ai entendu mon prénom, celui avec un i oui, et alors Shady est arrivé, et alors le film égyptien le plus dramatique ressemblait à une pub MacDo à côté de nos retrouvailles : yaaa Shaaaadyyyyy, je jure que ma voix a tremblé, ya habibiii, peut-être même que la sienne aussi, et notre étreinte a envoyé se faire foutre toutes  les règles de correction musulmane.
Et avec elles, ces deux dernières années, effacées, neutralisées. A nouveau, comme si je n'étais jamais partie, j'habitais Sakhanat el Maadi et j'ouvrais ma porte avec méfiance pour retrouver devant Shady, mon Shady Lena you need me ? et quelle surprise à nouveau cette sensation en ma poitrine, la chaleur, l'agrandissement, si puissant qu'il en est presque douloureux - j'ai d'ailleurs passé mon séjour, quand je ne pleurais pas carrément, à avoir les larmes aux yeux.
Om el dounia.

J'ai eu les larmes aux yeux lorsque Shady après m'avoir traînée dans une improbable librairie tenue par des locaux charmants avec lesquels j'ai causé en français anglais arabe et écouté Sadat et Fifty, m'a organisé ma fin de soirée avec le Bel Egyptien, emmenée au métro - You cross by the bridge, and... why are you smiling ? I know, you used to live there. - Besobt, ya Shady, I did, I did. - et lorsqu'il m'a passé la clef, et lorsqu'à mon arrivée il a appelé le précité juste pour être sûre qu'il m'avait réceptionnée, alors là, mon coeur était près d'exploser.
Je m'étais bien dit bordel que j'éviterais el Malek el Saleh, cette zone malfamée, et aussi je ne prendrais ni métro ni microbus car je suis une expat à présent - et il m'a fallu moins de deux heures pour replonger.
Om el dounia.

J'avais peur du choc, vous savez ? Après deux ans dans la franche campagne gauloise et trois mois à Istanbul je craignais le dépaysement, le décalage - et une fois de plus j'ai eu tout faux : en vrai, tout était absolument normal. Je suis sortie dix minutes après notre arrivée chez Shady pour aller acheter ces foutues cigarettes, sans téléphone et sans adresse, et la shari tissa'a était telle que je l'avais quittée, mon tobacco shop toujours là, et quant à l'adresse eh bien ce n'est pas la peine d'avoir peur d'être perdue en Egypte puisqu'il se trouve toujours quelqu'un pour vous aider, même alors qu'on n'a pas demandé.  Om el dounia.
J'ai eu les larmes aux yeux lorsqu'a retenti le premier adhan, l'appel de l'aube, d'autant plus facile à suivre que je n'avais pas encore dormi.
J'ai eu les larmes aux yeux quelques heures plus tard lorsque j'ai repris le métro et que la fille à qui j'avais demandé mon chemin m'a offert le ticket, exactement comme quatre ans plus tôt, il n'y a pas de hasard - et lorsque je me suis retrouvée dans le fameux microbus Maadi el Arab - Ahram Mouloutteya, et plus encore lorsque ma voisine m'a rendue ma monnaie, toucher pour la première fois à nouveau ces guinehs, ça virait au ridicule je vous assure - moi qui étais passablement effrayée la première fois que j'ai pris le bus al Qahira il y a environ un milliard d'années, je me suis tapée le trip le plus intense de toute ma vie, dans ce microbus brinquebalant et défoncé, à regarder la ville à couleur ocre défiler - et je ne vous parle pas de quand le chauffeur a mis le Koran. Om el dounia.
J'ai eu les larmes aux yeux lorsqu'en atteignant Mahjal Square j'ai vu surgir coucou ces pyramides que je prétendais n'avoir jamais tant aimées, Kephren et Keops les deux plus grandes se détachant à travers la poussière - j'avais oublié la poussière.
Et lorsque nous sommes parvenus - on ne peut pas dire entrés - dans le désert, Zaki semblable à lui-même et qui avait l'air vraiment content quoique nullement surpris de me revoir, mon cheval arabe et moi-même, lorsque nous avons fait nos premiers pas dans l'Espace, là, j'ai encore pleuré.
Om el dounia.
Là où je n'ai pas pleuré c'est en retrouvant Taher et Mahmoud bien grandi et en buvant mon thé assise au relais du sommet de la dune, et surtout lors du galop pour y grimper - putain, j'avais oublié même les chevaux arabes, et Zaki à son habitude s'est copieusement foutu de moi : - So, what you told me about Morrocan horses ? Sooooo gooood ? - Oh, go fuck yoursef, ya maallem.

Assise entre le sable les Pyramides et entre deux chevauchées, j'ai réalisé à quel point je m'étais emmerdée, ces deux dernières années, et demandé comment j'avais fait wallah comment j'avais fait. - Leh andy wahid esboe bass ? - Ma'arafsh. - Ana aïza aïcha henna. - Tani ? - Aïwa, tani we tani ! Les autres pas plus que Zaki je l'ai dit n'avaient l'air surpris, que je revienne que j'aime toujours et plus encore l'Egypte, car pour un Egyptien c'est tout naturel. Quant à moi, ce jour-là, je l'ai passé à lui parler dans ma tête - à l'Egypte, oui, j'ai des problèmes psychologiques et je vous emmerde  -  salam ya Masr, sana ten minkheir inta, maalesh ya Masr, maalesh, ana bahebek, ana bahebek, tani we tani, dayman. Om el dounia.
De retour à Gizeh j'ai dû aller chercher du cash à la machine car quelle surprise la Turquie et l'Egypte sont très fâchées - je savais que j'avais de bonnes raisons de ne pas aimer la première - et on voulait ici-bas encore moins qu'en France de mes liras. A cheval, donc, c'est plus rapide qu'à pied, m'a dit Zaki. C'est le moment qu'a choisi maman pour me textoter alors pas trop déçue, et ça m'a fait bien rigoler.

Et le lendemain je me suis levée à la même heure que Shady - cette lumière du matin - et j'ai pris le bus pour Bahareya, l'Oasis, l'Ouest, le Sahara, cette route sur laquelle je ne m'épancherai pas davantage, et à l'arrivée dans la medina Mohammed était là pour me sourire et prendre mon sac, et à l'hôtel sa mère, son frère, Badri mon hagg, tout. Et dès le soir nous nous sommes assis autour du feu, nous avons mangé du riz et des légumes - pas de viande, temps durs très durs obligent - et bu le chay maa nahna, thé à la menthe. Om el dounia.
Et comme d'habitude je me suis lavée à la source d'eau chaude et j'ai porté la galabeya et marché dans les montagnes en sarwell et kuffeya - bien obligée, pour protéger ma peau désormais déshabituée du soleil, sans parler du vent - ce dernier offert par un type charmant, dans l'ambiance unique d'un restaurant enfumé où Badri m'a dit ensuite de ne plus aller car ces gens trafiquaient paraît-il vaguement divers bidules avec la Libye. C'est vrai qu'ils avaient beaucoup à fumer, tout de même.  Enfin comme d'habitude, c'était n'importe quoi - meshmaoul, hay haga, magnouna magnouna, kullo Masr magnouna - we ana baheb keda.
Nonobstant, cette soirée m'aura permis de prendre une leçon impromptue de dialecte bédouin, et de me souvenir pourquoi ce monde me fascinait :
- And if I want to mean want basboussa, what should I say ?
- Aïza basboussa.
- No, I already know aïza, it means want, not need !
- ... It's the same thing.
Non mais allah akbar quoi. Et justement :
- And to say "I will come tomorrow if I can" ?
- Ana gaya bokra incha'Allah.
- Yeah, I already know that, but the arabic world for "if" ?
- (sourire) That's why we have incha'Allah.
Putain j'ai fait la Sorbonne, et je n'ai jamais entendu plus beau cours de langage.
Om el dounia.

A part ça j'ai  croisé quantité de fennecs et de scarabées et mangé des dattes à même les palmiers et acheté des quantités de sucreries - Aïza basboussa ? inty basboussa ! imaginez en France le boulanger qui vous dit tu veux du sucré, mais toi-même tu es un petit sucre d'orge - et eu de grandes conversations politico-philosophico-olé olé, et bien entendu la cashmachine de Bahareya ne marchait pas donc j'ai repris le bus une fois de plus sans rien payer, Al Qahira ala tul. Pour acheter quelques cadeaux, et surtout monter à cheval encore une fois.
Entre-temps comme c'était à nouveau le week-end j'ai eu l'occasion de prendre un café avec Shady, et même et même, pour la première fois depuis le début de notre relation, de l'inviter - bon, j'ai dû lui arracher la note des mains mais tout de même.
Ce dernier matin au Caire, installée sur le canapé d'une terrasse ensoleillée de la shari tissa'a el Maadi, ils n'avaient même pas de gâteaux comme c'était vendredi, et Shady face à moi qui s'énervait au téléphone, sensation légèrement différente du premier jour et pourtant tout aussi unique - non, pas sensation, certitude : ça ressemble à ça, le bonheur. En fait, c'est même ça.
Om el dounia.

Wallah, j'avais tout oublié de l'Egypte. Kullo, bass. Tout, tout, tout.
La lumière et la poussière, les Cleopatra et les briquets chalumeaux qui fonctionnent sans galérer même par grand vent, la basboussa et le shewarma, wallah el azim et baolakeh, la shisha tafaa et le sahlab, gassab we helba, foul we tahmeya, Al Ghazaleen ma'a nahna we sukar, le Sahara et les chevaux arabes, le Nil et la musique, les trottoirs sableux défoncés et l'odeur des ordures, les regards lourds de sous-entendu et ce perpétuel sentiment de flottement de risque latent - oui, aussi - et les Egyptiens et les Egyptiens et les Egyptiens, tout et plus encore, et je ne vous parle même pas de ce que j'oublie encore et de  ce que je n'ai pas eu le temps de voir ni de faire ce sera pour la prochaine fois incha'Allah. Om el dounia.
J'avais oublié h'chouma que dans ce pays je me sentais me sens vivante, plus que partout ailleurs.
 - And in all your travels, what country you like the most after Egypt ? or before Egypt, don't lie to me because I'm Egyptian.
- Before Egypt ? Nothing.
- So, after ?
- After Egypt ? Nothing.
- Wallah ?
- Wallah.
J'avais oublié même si j'ai écrit dessus cette fierté, ce pouvoir, envahissant, tout-puissant - à certains moments de ce séjour, j'avais l'impression de tenir l'Egypte au creux de ma main, je refermais d'ailleurs mes doigts et serrais mon poing dessus - Masr, Masr, je t'ai survécu - j'ai d'ailleurs porté mon tee-shirt I survived el Mogamma, que personne ne comprend sauf moi - plus que cela je t'ai vécu, et plus encore. Shady m'a appris, sur la Salah Salem depuis l'aéroport jusque el Maadi, que je m'étais trompée sur un sens, une fois de plus : Al Qahira n'est pas la victorieuse, mais la conquérante.
 Taïb, j'ai conquis la conquérante. Ana qahira al Qahira. Je me suis d'ailleurs baladée tani dans l'avenue des Pyramides shari el Ahram épaules ouvertes dos redressé balançant les bras en fredonnant Biladi bila-bilaaaa-di, comme au bon vieux temps - et à nouveau tani cette impulsion, cet enthousiasme presque agressif et sans nul doute étymologique, cette envie de combattre de conquérir de tout dévorer qui fait se retrousser les babines et recourber les griffes - cette envie de vivre, en somme. J'avais oublié que l'Egypte me donnait envie de vivre.
J'avais oublié plus que cela cet épanouissement, et je sais que personne ne le comprend moi-même à peine et sinon Adnan, dans un pays en crise et frôlant l'islamisme : cette sensation, jamais retrouvée ailleurs, que j'y peux me déployer. Pas porter des jupes courtes certes, ni même me sentir en sécurité, mais être moi plus qu'ailleurs même en mon pays -yani  brailler d'indignation et m'exclamer de ravissement, faire de grands gestes et taper sur les épaules de qui bon me semble, fumer dans les cafés et manger par terre avec les doigts,  monter à cheval à moto en voiture sans casque et sans ceinture. El horreya. La liberté.
Om el dounia.

J'avais tout oublié et surtout le plus important, et vous savez quoi oubliez vous-même  tout ce que j'ai écrit dans mes précédentes notes et même dans celle-ci. Une fois de plus, je me suis trompée sur toute l'arabesque. Une fois de plus j'ai cru pouvoir définir Masr, bass meshmunken. Une fois de plus, elle m'a eue.
Bien sûr akit il y a eu les chevaux arabes Ahram  tout ce que j'attendais quoi - sic - et bien plus encore, le Sahara la shisha et les trafiquants libyens,  et la surprise et le danger et incha'Allah, mais wallah el azim ce que je retiendrai ce qui me donne de l'espoir et de la force, encore, car même à Istanbul je vais mieux je vais définitivement mieux ; Adnan me l'a fait remarquer lorsque je suis allée lui porter son thé  et le journal El Arbar récupéré dans l'Egyptair retour, tu es rayonnante. Car je n'ai même pas besoin de vivre en Egypte tous les jours, même si ne vous trompez pas elle me manque dans ma chair et jusqu'au bout des doigts, tani, depuis que je t'ai quitté, j'ai d'ailleurs pleuré une fois de plus comme je n'ai jamais pleuré en quittant la France - il me suffit de savoir qu'elle existe, et je suis heureuse.

Je me perds façon Proust mais je vais réussir à finir cette note. Ce qui a compté le plus, au final, ce qui restera, ce n'était pas le départ au galop, j'ai écrit n'importe quoi : c'est Shady accourrant pour m'accueillir à l'aéroport - ça, et le café.
Om el dounia.

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